The Drums

Jonny

Sortie le 13 octobre

ANTI-

Quelque part en chacun de nous, il existe un lieu où les blessures les plus profondes réclament à jamais qu’on les apaise. La façon dont les gens nous ont laissé tomber quand on était petit, les falaises déchiquetées sur lesquelles on a trébuché quand on était à la recherche de terres fertiles, – tout cela reste en nous, dans notre corps, longtemps après le choc initial. Le plus simple peut sembler de recouvrir cette blessure, de la mettre de côté, et d’essayer de continuer à vivre. Mais la vie ne se révèle qu’à travers la guérison, et la guérison ne vient que lorsqu’on se penche sur les charges les plus lourdes qu’on porte. S’y plonger demande du courage, de la patience, de la douceur et de la tendresse, mais c’est salutaire. Cela ouvre le monde. Dans son nouvel album avec The Drums, l’artiste indie pop new-yorkais Jonny Pierce se lance dans un travail de guérison des traumatismes de l’enfance, et de l’ombre qu’ils jettent sur l’âge adulte. L’éponyme Jonny propose une étincelante lettre d’amour à une galaxie de moi antérieurs, tous avides d’être nourris, tous se réjouissant d’avoir enfin leur place.

 

Les chansons de Jonny sont nées d’une façon d’écrire radicalement nouvelle pour Pierce. Sur les albums précédents, l’artiste s’enorgueillissait de sa grande efficacité. « Je pouvais me mettre devant mon ordinateur pendant deux minutes avec une guitare et sortir un morceau, dit-il. Une bonne part de mon amour-propre reposait là-dessus. » Mais lorsqu’il a commencé en thérapie à explorer une autre façon de se comporter avec lui-même, sa relation à son art s’est également modifiée. Tout s’est ralenti, laissant émerger des formes nouvelles et délicates.

 

« Je me suis mis à me ménager. Dans l’ensemble, les choses ont commencé à s’adoucir. Il y avait de la douceur autour de moi, raconte Pierce. Quand je me suis lancé dans ce nouvel album, j’ai apporté cette tendresse avec moi. J’ai laissé le processus se dérouler lentement, à son rythme. Tous les jours, ou une fois par semaine, ou une fois tous les deux mois et je ciselais un peu. J’écoutais mon corps. Et quand j’avais fini, j’avais fini. Mon corps me disait : “Peut-être qu’aujourd’hui tu vas juste écrire une ligne de basse pour un couplet. Et c’est bien comme ça, c’est suffisant. Notre valeur n’est pas corrélée à notre productivité.” Il y avait tant d’amour dans ces pensées, dans cet espace, dans cette création. »

 

Ce nouvel espace plus vaste a permis à Pierce d’écrire sur des parts de lui-même qu’il avait auparavant évitées : l’enfant effrayé et blessé qui travaillait dur pour survivre à un foyer violent, le jeune adulte qui regardait le monde protégé derrière sa carapace en acier. Confronté au rejet de ses parents pendant ses années les plus formatrices, Pierce a fait de la solitude une stratégie de survie. Sur « Isolette », bondissant morceau à la guitare, il explique comment ce verrou entre lui et le monde a rendu possible une sorte de sécurité tout en le menant à la famine émotionnelle.

 

« Isolette est un terme technique, synonyme de couveuse ou d’incubateur, explique Pierce. Ma mère a vécu un véritable traumatisme lorsqu’elle était enceinte de moi. Un médecin lui a percé la poche des eaux sans son consentement et elle a immédiatement entamé un travail douloureux et traumatisant. Je suis né prématuré. On m’a placé d’urgence dans une couveuse où personne ne pouvait me toucher. Pendant la pandémie, j’ai suivi de nombreux cours de psychologie. En psychologie infantile, j’ai appris qu’il est extrêmement important pour la mère d’avoir un contact cutané avec son bébé. C’est fondamental pour le lien affectif. Nous n’avons pas eu ça. L’amour et la confiance qu’on retire de ce premier lien influencent la façon dont on ressent l’amour et la confiance dans les relations ultérieures. Ma mère a été violée au moment de ma naissance et je crois que je suis devenu un symbole de ce traumatisme. Elle s’est détachée de moi sur le plan émotionnel, de sorte qu’à bien des égards, j’ai souvent l’impression de n’avoir jamais vraiment quitté la couveuse. »

 

Tout au long de sa vie d’adulte, Pierce s’est complètement détaché des autres ou s’est mêlé à eux au point de se perdre. « Better » drape d’un crochet scintillant des paroles qui traitent de l’abandon d’une relation de dépendance affective, et du repli dans cette bonne vieille solitude : “My solitude loves me better than you do” (« Ma solitude m’aime mieux que toi »), chante-t-il. A l’inverse, sur la bienheureuse et festive « Obvious », Pierce s’oriente vers la superbe interdépendance qui se manifeste lorsqu’on ne se perd pas en présence de l’autre, ni ne se fortifie à son encontre. L’amour s’épanouit dans l’ouverture sans se nuire, une vérité que « Obvious » chante à tue-tête.

 

Une série de vignettes d’une minute ancrent l’album dans une douce introspection. Pierce s’y adresse directement à ses moi antérieurs. “There’s a little child that lives in me / I just wanna protect him always / So sweet, so tender, still looking for his mother / He deserves only flowers,” (« Un petit enfant vit en moi / Je veux juste le protéger tout le temps / Si doux, si tendre, toujours à la recherche de sa mère / Il ne mérite que des fleurs »), chante Pierce sur « Protect Him Always », sur fond de guitare acoustique et d’ornements de cordes. Sur « Little Jonny », étincelant morceau électronique, il promet à l’enfant qu’il était : “I’m never leaving your side.” (« Je ne te quitterai jamais. »). Ces moments se fondent dans les chansons pop plus amples et plus structurées de l’album, les rattachant à une source de douceur. La relation que nous entretenons avec nous-mêmes est à l’origine de la relation que nous entretenons avec les autres. Avec ces interludes adressés à nous-mêmes, Pierce nous offre une fenêtre sur la façon dont le monde intérieur vient à son tour nourrir l’extérieur.

 

La couverture de Jonny est un autoportrait nu, pris dans le bureau de son père, dans la maison d’enfance de Pierce, il y a dix ans. « Je n’arrêtais pas de ressentir le besoin de me rendre dans le nord de l’État. J’avais un appareil photo et un trépied avec moi. Je n’étais pas sûr de ce que j’allais faire, mais je sentais une main qui me guidait, ou qui me poussait. J’avais besoin de faire ça, explique Pierce. J’ai choisi le moment où je savais que mes parents seraient absents pour le service. Mon père biologique est à la tête de ce que j’appelle une secte, – il l’appelle une église. Je suis entré dans ma maison d’enfance et j’ai commencé à me déshabiller. Je ne savais pas pourquoi. J’ai commencé à me prendre en photo avec un retardateur, nu dans tous les endroits de cette maison où quelque chose de significatif et généralement de traumatisant m’était arrivé quand j’étais petit. J’ai beaucoup réfléchi à ce sujet et j’ai encore des interrogations, mais je pense aussi avoir des réponses. Par exemple, je crois que j’éprouvais un véritable pouvoir à me mettre nu dans ces espaces où d’autres m’avaient si souvent fait me sentir impuissant. Je me suis réapproprié l’espace. »

 

« Mais comme la plupart des choses dans la vie, ce n’est pas si simple, poursuit-il. Je pense aussi qu’il y avait quelque chose de proche du syndrome de Stockholm. Parmi tous les endroits du monde où on peut être nu et libre, j’aurais pu aller dans une forêt. J’aurais pu me promener nu dans mon appartement et me sentir puissant et beau. Mais je suis retourné sur les lieux du crime, à l’endroit où vivent les monstres, de la façon la plus vulnérable qui soit. Il y avait quelque chose de beau et de puissant à le faire, et il y avait aussi quelque chose de sombre et de destructeur. Il est donc tout à fait logique que ces images soient liées à cet album, parce que cet album c’est tout ça. Il parle d’espoir, et du fait d’être désespéré, il parle du fait de se sentir en sécurité et fort, et puis d’être complètement bousillé, de mise en danger. »

 

Tour à tour enjoué, bouleversant, grinçant et serein, Jonny embrasse le chaos de la vie sous toutes ses formes. Voici une musique qui s’épanouit dans la contradiction, et offre suffisamment d’espace pour que ses paradoxes flottent en apesanteur et y captent la lumière. Elle parvient à traduire la magie qui se produit lorsqu’on s’éprend de soi-même et qu’on découvre qu’on est la source de tout ce qu’on recherche. On se réfugie en soi et le monde s’ouvre tout autour. Jonny nous invite à faire tomber toutes les digues qui nous séparent de nous-mêmes et, par extension, des autres, – à adoucir nos carapaces, à laisser filtrer une certaine tendresse.

 

« On souffre à l’intérieur, dit Pierce. J’aimerais vivre dans un monde où on pourrait tous faire tomber l’armure. C’est un peu déprimant de la porter, de ne pas vraiment connaître les gens, qu’on ne nous connaisse pas vraiment, qu’on ne nous donne pas la chance d’apporter notre aide ou qu’on ne s’accorde pas celle d’être aidé. En réalisant cet album, je me suis enfin senti assez fort pour me débarrasser de mon armure, et c’est ce qui m’a permis d’entamer le processus d’écriture, depuis les territoires les plus reculés de mon cœur. »