Squarepusher

Be Up A Hello

Sortie le 31 janvier 2020

Warp

Il y a chez Squarepusher une contradiction. Musicien électro parmi les plus inventifs et les plus innovateurs de ces vingt-cinq dernières années, il a toujours été prévisible à propos d’une chose : son imprévisibilité. Bassiste et compositeur virtuose, Tom Jenkinson craint tellement de se répéter que son comportement peut paraître pathologique. Son désir de constamment surprendre fait partie de lui depuis le début ; après la sortie en 1997 de son premier album sur Warp, Hard Normal Daddy, l’idée de ce que représente Squarepusher a déjà commencé, comme il le souligne, à « coaguler ». Il explique : « C’est un son facile à caricaturer. Un peu de breakbeats rapides. Un peu de basse fretless décalée légèrement discutable. Un peu d’éléments industriels. Un peu de jazz. Et un peu de “Va te faire foutre”. Mais je trouvais que le fait d’avoir une identité qui se formait autour de moi me plaçait dans une dimension commerciale qui me mettait très mal à l’aise. Il y a un truc qui a craqué en moi. Je me suis dit : “Hors de question”. »

Aussi Tom se débarrasse-t-il de ses séquenceurs, de ses samplers, et surtout de tous ses schémas de composition, d’écriture, de production, afin de pouvoir réaliser Music Is Rotted One Note (1998) – une vision post rave de musique concrète et d’electric jazz, à des kilomètres du hardcore, de l’acid et du drill & bass. Et ces virages à 180 parfaitement exécutés sont devenus son unique et réelle marque de fabrique. Entre sa vision cinétique d’une fusion futuriste, Ultravisitor (2004), et sa collaboration avec trois authentiques robots sur Music for Robots (2014), il est clair que Squarepusher est tout sauf un producteur electro qui ne fait qu’encaisser ses chèques quand il joue dans les festivals.

En 2015, cette incontrôlable imprévisibilité est à son maximum. L’album Damogen Furies est le produit de quinze ans de travail à concevoir son propre logiciel, lui permettant d’improviser et d’enregistrer des morceaux en une seule prise. Ensuite il forme un groupe (Shobaleader One) pour jouer son propre back catalogue en live, puis il écrit des pièces pour orgue, qui deviennent l’album All Night Chroma, et enfin la chaîne Cbeebies de BBC TV lui commande des musiques pour son programme d’ « ambiance pour tout petits », Daydreams.

Mais si l’on cherche un virage typiquement atypique, pour une fois, il n’est pas venu d’une impatience créative ou d’une détermination inébranlable : cette fois Tom a simplement joué de malchance. En 2018, en début d’année, il se casse le bras alors qu’il travaille à Træna (un archipel au large de la côte nord ouest de la Norvège), en glissant sur une épaisse couche de glace. Il qualifie de « terrifiante » cette période pendant laquelle il ne peut même pas attraper sa basse. Au cours de cette pause forcée, il se tourne à nouveau, presque naturellement, vers les possibilités que lui offre la musique purement électronique. Il ressort ses vieux synthés Roland, le SH-101, le TR-909 et le TB-303, un Yamaha CS80 et même un PC Commodore VIC-20.

C’est exactement le même matériel qu’il utilisait à ses débuts. Même quand il était encore à l’école à la fin des années 1980, Tom jouait de la basse à Chelmsford dans des groupes de rock du coin, mais il a trouvé sa « ravelation » en 1991 quand il s’est passionné pour l’acid house et le hardcore. En 1993, toujours ado, il produisait des morceaux comme « O’Brien », qui sonne toujours comme une transmission pirate d’une civilisation future. C’est devenu son premier 12 », qu’il a réussi à sorti lui-même avec l’aide de ses amis.

Ses premiers travaux étaient un miroir de la dance underground britannique du milieu des années 1990, de l’acid vibrant mélangé à des breaks grinçants, et c’est ce son qu’il retrouve au début de l’année dernière. Recollant à cet esprit créatif de jeunesse, il commence à faire un nouveau morceau par jour. Et au bout de quarante jours, donc quarante morceaux, en milieu d’année 2018, il a la base de quelque chose de totalement nouveau, il ralentit donc la cadence et commence à peaufiner ce qu’il a créé.

Et le résultat est magnifique. Be Up A Hello, son quatorzième album sous le nom de Squarepusher, est l’égal créatif des meilleurs morceaux de son back catalogue, tout en se reconnectant à ses racines. Les breaks acid de « Neverlevers » et « Terminal Slam » prennent d’assaut un dancefloor en folie. « Mekrev Bass » et « Vortrack » provoquent un effondrement gravitationnel du continuum darkwave hardcore. Mais Squarepusher est bien trop impatient et engagé pour ne faire que de la musique strictement retro – même si son matériel date un peu, il le rend encore plus déterminé à réunir des couleurs et des textures inédites. Pour résumer : ce n’est pas un son de 1994, et on ne l’a encore jamais entendu. Une fois un titre comme « Oberlove » identifié comme appartenant au continuum hardcore, il a déjà tout chamboulé avec une ligne mélodique de pop psychédélique tout droit sortie du futur, avec des accents exotica balancés par une guitare fretless. « Speedcrank » menace d’abattre les murs très solides de l’acid house juste pour permettre à l’auditeur de s’échapper vers un registre encore plus dément. L’album se termine avec « Ondula », majestueux et lugubre morceau ambient et industriel des années 1980 qui sonne comme une élégie sur Roy Batty, le replicant de Blade Runner incarné par Rutger Hauer.

En abandonnant ce côté sophistiqué qu’apportent les instruments faits maison et un logiciel faisant grincer les synthés analogiques, Tom n’a pas seulement rafraîchi sa palette créative. Il explique : « Be Up A Hello est une expression qu’on utilisait mes amis et moi quand on était ados dans l’Essex, mais ça me fait surtout penser à un très bon ami, Chris Marshall, qui est décédé l’année dernière, de causes naturelles. Il n’avait que 44 ans. J’étais effondré. Je l’adorais. Il n’avait qu’un an de plus que moi, mais il représentait sous certains aspects une figure paternelle. Il s’assurait toujours qu’on ne risquait rien quand on courait comme des fous à Chelmsford. Chris avait un esprit très technique, et quand on était jeunes, lui et moi nous sommes passionnés pour la synthèse, comment le son était mixé, comment marchaient les samplers… Du coup, avec cet album, j’ai essayé de revenir à ces méthodes de création musicale qu’on avait étudiées quand on était des gamins. Je suis revenu à l’analogique. »

Au bout du compte, ce que Tom espère, c’est que Be Up A Hello représente une nouvelle musique qui rend également hommage à un ami cher parti trop tôt. Sa conclusion : « Quand on avait 16 ans, Chris et moi écoutions beaucoup de musique quand on se baladait dans la Ford Escort de son père. Avant de commencer à sortir des albums, c’était ma première source de diffusion pour ma musique, pour la première fois j’ai pu observer l’effet que mes morceaux pouvaient avoir sur les gens. Il y avait une vieille grange à l’abandon juste à la sortie de Chelmsford dans laquelle on pouvait entrer et se garer. Ensuite on ouvrait les portières, on allumait l’autoradio, on montait le son et on était dans notre propre club. Et c’était parfait. »