King Gizzard & The Lizard Wizard

Butterfly 3000

Sortie le 11 juin 2021

King Gizzard & The Lizard Wizard a toujours accueilli les limites créatives avec le même respect que les bulldozers pour tout ce qui est assez fou pour s’aventurer sur leur chemin. En 11 ans et au fil de 17 albums studio à ce jour, les membres de ce sextet unique en son genre ont joint leurs forces au service de rêveries acid rock lumineuses (« I’m In Your Mind Fuzz »), de westerns opératiques grinçants (« Eyes Like The Sky »), de cycles S.F. éternels (« Nonagon Infinity »), d’épopées death métal dystopiques (« Infest The Rat’s Nest ») et d’un folk jazz mélodieux (« Sketches Of Brunswick East »). Ils ont même inventé leur propre instrument de musique – une guitare électrique hybride très proche du saz traditionnel turc – pour explorer les notes entre les notes (mission qui a donné lieu à trois albums jusqu’à présent : Flying Microtonal Banana, K.G. et L.W.).

 

Mais Butterfly 3000, le 18ème album studio de King Gizzard & The Lizard Wizard, pourrait bien être le saut dans l’inconnu le plus audacieux du groupe à ce jour. Il s’agit d’une suite de dix chansons qui étaient au départ des boucles d’arpèges composées sur des synthétiseurs modulaires, avant que les six artistes ne leur confèrent ce caractère de dream-pop addictive, positive et terriblement séduisante. L’album ne ressemble à rien de ce qu’ils ont fait auparavant, tout en étant absolument caractéristique de Gizz. C’est sans aucun doute l’album le plus accessible et le plus jubilatoire de leur carrière.

 

« Sur Butterfly 3000, on a défini des paramètres auxquels on ne s’était jamais vraiment attaqué auparavant, explique Stu Mackenzie, le leader de Gizz. Je me sens plus inspiré lorsque je ne suis pas en compétition avec moi-même, et je suis toujours attiré par les idées qui me semblent totalement nouvelles. C’est peut-être une manière un peu particulière d’aborder la musique, mais c’est la nôtre. J’ai souvent l’impression que nous sommes des extraterrestres, par rapport à la façon dont les autres écrivent, font et considèrent la musique. »

 

Le nouvel album fait suite à K.G. et à L.W. qui, bien qu’amorcés de façon traditionnelle, ont été parachevés durant le confinement : les membres du groupe avaient terminé les morceaux à distance car ils ne pouvaient pas se réunir en studio. Réalisé séparément sur le même principe, Butterfly 3000 pousse le concept encore plus loin, puisqu’il a été enregistré tout entier chez les membres du groupe, à défaut de se rendre dans leur studio et leur espace d’enregistrement, restés inaccessibles. « L’album n’a strictement rien coûté, s’amuse Mackenzie. Nous partagions nos idées sur Internet, en travaillant sur nos ordinateurs portables et en nous envoyant des boucles de morceaux de musique, des arpèges de synthétiseurs et des séquences midi, avec des petites notes du genre : « Tu peux enregistrer ça et me le renvoyer après l’avoir fait passer par tous les patchs géniaux que tu as créés ? ». »

 

Sur le plan créatif, Mackenzie décrit le processus de réalisation de l’album comme « un défi collectif – comment faire émerger des chansons à partir de toutes les séquences bizarres qu’on avait ? » Le groupe s’est fixé des règles qui, à l’instar d’Oblique Strategies de Brian Eno, l’ont mené, fermement mais pour le meilleur, hors de sa zone de confort. En particulier, le groupe créait ce nouveau matériel sur un équipement qui ne lui était pas familier. « On s’amusait avec des synthétiseurs modulaires, explique Mackenzie, et comme on n’est pas très habiles avec ces trucs-là et qu’on n’en avait pas une connaissance pointue, ça créait des accidents heureux – beaucoup de sons bizarres, faux, cassés, qu’on a retournés et mis en boucle pour en faire des chansons. »

 

Le groupe s’est engagé à écrire chacune des chansons de Butterfly 3000 en mode majeur, marquant ainsi un profond changement dans sa manière de procéder. « On ne voulait pas s’appuyer sur des textures sombres, alors que c’était récurrent pour nous dans le passé, explique Mackenzie. On a tenté de faire de la dance joyeuse, à notre façon à nous, on n’avait jamais été dans cette direction jusque-là. » Butterfly 3000 a également abandonné une autre habitude de Gizzard, celle, comme le dit Mackenzie, de « tout balancer en vrac pour tomber sur la prise magique, ou de construire quelque chose avec en superposant 20 pistes de guitare. » A la place, le nouvel album a fonctionné par affinage, en simplifiant les morceaux et en mettant en avant les mélodies. « Il n’y a pas des tonnes de couches ici, ajoute-t-il. Mais tout ce qui est là est là pour une bonne raison. C’est notre album le plus réfléchi. Avec autant d’éléments dans différentes signatures temporelles, c’est très vite le bazar à l’arrivée, comme en free jazz. Il faut beaucoup plus de temps pour tout épurer, jusqu’à ce que chaque partie ait l’air délibérée. »

 

Fruit de nombreuses nuits à transpirer sur les synthétiseurs et les séquenceurs, à créer des boucles et à superposer des bruits bizarres dans l’obscurité en embêtant leurs voisins jusqu’au petit matin, la pop inspirée et non-conformiste de Butterfly 3000 Mackenzie la décrit comme « des arpèges bizarroïdes et tordus dans des signatures temporelles inhabituelles, mais avec des grooves sur lesquels on peut danser. Au fond, c’est de l’avant-garde, mais un enfant de six ans pourrait l’apprécier. » En effet, alors que cet album se nourrit du choc de la nouveauté, lorsque des éléments familiers entrent en jeu, l’effet peut être vertigineux et exaltant – notamment la batterie typiquement Motorik de Michael « Cavs » Cavanaugh. « Nous n’avons jamais envisagé de faire sans batterie live, confie Mackenzie. Dès que Cavs a intégré ses pistes de batterie, on s’est dit : “ L’album a un rythme cardiaque maintenant. Il était froid. Maintenant il respire ». »

 

Comme on pourrait s’y attendre sur un album de King Gizzard & The Lizard Wizard, des nœuds progressifs émergent ici et là – l’enchevêtrement de marelles immersives de « Black Hot Soup » par exemple – mais la majeure partie du disque est concentrée et accessible. De la synthpop cardiaque et futuriste de « Yours » aux visions subtilement modulées de « Dreams », en passant par les boucles extatiques et entraînantes de « Catching Smoke » et la fusion assurée d’éléments synthétiques et acoustiques d’« Interior People » (l’un des plus grands hymnes de Gizzard à ce jour), Butterfly 3000 fait preuve d’une assurance paradoxale au regard de sa nature expérimentale, et d’une concision exemplaire.

 

Pour Mackenzie, l’ambiance de Butterfly 3000 est à l’échappée. « Parmi les thèmes de ces chansons, je dirais qu’il y a le rêve et la métamorphose, le changement et l’évolution, explique-t-il. C’est un voyage, c’est un fantasme. C’est l’un de nos disques les plus légers, et il arrive directement de la période éprouvante que nous vivons. On s’est lancé le défi de faire quelque chose qu’on n’avait jamais fait, c’est-à-dire un album positif et entraînant. Et ça semblait être la chose la plus difficile dans l’état d’esprit actuel. Mais c’était important. »

 

Le titre de l’album est – comme beaucoup d’autres albums de Gizzard avant lui – l’œuvre de Jason Galea, collaborateur de longue date, qui a réalisé pour Butterfly 3000 une pochette hypnotique inspirée du phénomène « Magic Eye » des années 90 et recelant des trésors pour qui est prêt à l’étudier avec l’attention qu’elle réclame.

 

Pour Mackenzie, l’assemblage de Butterfly 3000 était en soi « un puzzle – comme d’assembler une sorte de puzzle en trois dimensions de folie. Avec une seule façon d’y arriver. Mais une fois qu’on l’a, tout s’agence. » Le résultat marque le triomphe de l’approche musicale des extraterrestres de King Gizzard & The Lizard Wizard, de leurs stratégies en marge et de leur refus de se répéter. C’est aussi la marque d’un groupe qui, après dix ans et 18 albums d’une carrière remarquable, est toujours capable de surprendre, toujours avide de réinventer son propre paradigme, en puisant une inspiration neuve dans des possibles sans limites. Pourvu qu’ils suivent encore longtemps leurs instincts extraterrestres.

 

 

King Gizzard & The Lizard Wizard, c’est : Stu Mackenzie (chant/guitare), Ambrose Kenny-Smith (harmonica/claviers/voix), Cook Craig (guitare/voix), Joey Walker (guitare), Lucas Harwood (basse) et Michael Cavanagh (batterie).