The Saxophones

No Time for Poetry

Sortie le 07 novembre 2025

Full Time Hobby

Qu’est-ce qui définit la musique politique ? Avec de subtils ajustements dans les images, les paroles et les thèmes, le groupe californien The Saxophones semble, dans son quatrième album, interroger discrètement l’état du monde et la place qu’il y occupe.

 

Toujours porté par son glamour caractéristique, à la fois enfumé et délavé, No Time for Poetry prolonge la légèreté vaporeuse de To Be A Cloud (2023), mais en y ajoutant une teinte d’angoisse et de tension, sans jamais renoncer à son romantisme. Le duo formé par Alexi Erenkov et Alison Alderdice est rejoint par leur collaborateur régulier Richard Laws (basse, synthétiseurs, claviers), ainsi que par le multi-instrumentiste Frank Maston, également impliqué dans la production.

 

Le morceau phare, ‘Too Big for California’, donne le ton d’entrée de jeu. Porté par des images évocatrices (« Trampling the lupine, admiring the fog »), il laisse à l’auditeur la liberté d’interpréter le sens, sur fond de solo de synthétiseur qui évoque les lumières du centre-ville. La voix de baryton d’Alexi, riche et profonde, équilibre l’anxiété et la résignation. Lorsqu’il chante « The shanty towns are burning » avec une intonation presque intime, il enchaîne aussitôt sur une chute ironique : « Still I’m … doing fine » Cette litote atteint son apogée dans le dénouement, lorsqu’il conclut : « The vineyards here are burning / Now I’m … quite concerned. »

 

Alexi explique : « Bien que la Californie soit très libérale, elle reste confrontée à de nombreux problèmes non résolus : l’épidémie de sans-abrisme et l’ampleur croissante des incendies de forêt sont au cœur des préoccupations de la plupart des gens que je connais. Ce qui me trouble, c’est qu’il reste possible de mener une vie normale au milieu de toute cette souffrance et de ces dangers. J’ai tenté de traduire en chanson ce sentiment étrange : boire du vin entre amis alors que les collines brûlent. J’ai voulu saisir cette culture de l’impuissance, ce manque de volonté collective. »

 

Sur le plan musical, l’ombre du Leonard Cohen de la fin des années 80 plane sur l’album. Le groupe admet volontiers que cette influence a été décisive, sans jamais pour autant tomber dans l’imitation ou la parodie. « C’est la plus grande référence », reconnaît Alexi. « Ses chansons dystopiques, écrites avec une pointe de satire, ont contribué à donner le ton politique et plus sombre de cet album. »

 

Les nappes de synthétiseur et les samples vocaux de ‘I Fought the War’, morceau presque interstitiel, rappellent autant les bandes originales néonisées de Drive, The Last Showgirl ou des séries policières des années 80 se déroulant à Los Angeles, que les titres ‘I’m Your Man’ ou ‘The Future’.

 

‘America’s the Victim’ repose sur un socle de Rhodes cliquetant et fragmenté, soutenu par une clarinette basse aux accents staccato et une flûte alto virevoltante, le tout enlacé par une basse sourde qui évoque par instants les Beach Boys. Les paroles reprennent les thèmes de ‘Too Big for California’, avec un humour grinçant : « White man’s the victim / America’s the victim / Somehow you never knew. »

 

Alexi précise : « Je suis profondément frustré par ces groupes historiquement dominants (blancs, chrétiens, hétérosexuels, etc.) qui se comportent comme s’ils étaient persécutés, alors qu’ils détiennent toujours la quasi-totalité du pouvoir. C’est étrange de voir ces mêmes groupes, qui ont façonné la majeure partie de l’histoire moderne, réagir aux critiques en se posant en martyrs, simplement parce qu’ils sentent leur influence décliner. Leur lecture est juste en ce qui concerne l’érosion de leur pouvoir culturel, mais leur posture victimaire me paraît totalement déconnectée de la souffrance que d’autres subissent depuis des siècles. Une grande partie de l’album, et en particulier cette chanson, s’inspire de ‘Sail Away’ de Randy Newman. Je n’ai jamais envie d’écrire un texte qui se contente de dire que quelqu’un a tort : ce serait trop littéral. C’est bien plus satisfaisant de chanter sur un mode satirique en adoptant la voix de l’adversaire, et de le laisser comprendre ce qu’on cherche à dire. Newman a toujours excellé dans cet exercice. »

 

‘No Time for Poetry’ poursuit cette veine années 80 et interroge les priorités de notre société, tout en évoquant la culture de la peur qui s’installe. Avec des paroles telles que : « Have you seen the new guillotine / Town square will never be the same / I haven’t changed my mind / I’m just less likely to complain », la chanson exprime une inquiétude diffuse. Alexi explique : « C’est un malaise que les gens ressentent depuis longtemps ici, mais c’est la première fois de ma vie que je vois apparaître des signes que même les privilégiés pourraient ne pas être épargnés, surtout s’ils se situent à gauche de l’échiquier politique. Au fond, je voulais composer un disque sexy qui dise “Va te faire foutre” à Trump. Je ne cherchais pas à plomber l’atmosphère ni à faire un album moralisateur, mais plutôt à écrire une musique agréable à écouter, tout en restant pertinente face à la cruauté de notre époque. En tant que père de deux garçons, ce qui m’attriste le plus est de constater qu’il n’y a pas une seule qualité que je souhaiterais voir mes enfants imiter parmi celles que notre président et ses acolytes mettent en avant. Le soutien et la glorification de cet homme éhontément égoïste me laissent avec un sentiment de désarroi profond vis-à-vis de mon pays. »

 

Poursuivant cette atmosphère à la Cohen, l’introduction au synthétiseur suave des années 80 de ‘Cypress Hill’ convoque également la luxuriance terre-à-terre de Bill Callahan. Les premières lignes dessinent une scène frappante d’évocation : « Put the shovel down / Remove your evening gown / Lay upon the headstone / Let’s fool around. »

 

Alexi raconte : « Cypress Hill est un cimetière situé à côté de l’endroit où j’ai grandi, à Petaluma, en Californie. Beaucoup trouvent l’idée de vivre près d’un cimetière rebutante, mais pour moi, c’était un espace magnifique, rempli d’arbres et prolongé par une vaste plantation d’eucalyptus. J’ai toujours été à la fois fasciné et effrayé par la mort – c’est un thème qui revient inévitablement dans chacun de mes albums. Cette chanson parle de la tristesse liée à la perte et du désespoir qui pousse à vouloir renouer avec l’être aimé, physiquement disparu. Elle tente de cerner ce paradoxe : comment le fossé peut-il sembler si immense entre les vivants et les morts, alors que nous ne sommes tous que de la matière, séparés par… rien. »

 

La plupart des titres de l’album échappent à la structure traditionnelle couplet/refrain, et il est rare qu’un refrain identifiable revienne plus d’une fois. Alexi explique : « Je n’ai pas tendance à rechercher un refrain ou un pont. Souvent, ce sont pour moi les passages les plus ennuyeux : voici le refrain, c’est la partie prévisible. Alors, plusieurs morceaux répondent à cette attente, mais sans insister : je le fais une fois, puis je passe à autre chose. »

 

Une différence notable avec les albums précédents réside dans la manière d’écrire : cette fois, rien n’a été composé à la guitare, tout est né au clavier. Alexi détaille : « En plus de l’influence de Leonard Cohen dans les années 80, j’ai été très inspiré par un disque que j’ai découvert récemment, Enter the Zenmenn du groupe The Zenmenn. Je suis devenu obsédé par cet album et j’adore leur usage des synthés et des samplers. Ils m’ont donné envie de ressortir certains de mes claviers jugés ringards des années 80 et 90, et d’assumer davantage une approche numérique. »

 

Il poursuit : « Contrairement à nos travaux précédents, un autre principe directeur de cet album a été de ne pas surcharger les morceaux de détails destinés à les rendre plus attractifs. Je voulais des chansons captivantes dans leur forme la plus épurée, avec trois ou quatre éléments principaux au maximum, afin que chaque partie puisse briller par elle-même. »

 

Frank Maston a pleinement nourri cette éthique minimaliste. Alexi et Alison l’ont invité à rejoindre le projet et son rôle s’est avéré essentiel : « Nous lui avons demandé d’ajouter librement ce qu’il jugeait pertinent à nos démos. Lorsqu’il nous les a renvoyées, nous avons réenregistré nos parties préférées. Même si nous n’avons conservé que quelques-unes de ses idées par morceau, le processus a permis aux chansons de prendre des directions inattendues. Cette liberté de collaboration a été très libératrice, car je n’avais plus besoin de considérer chaque idée comme devant absolument venir de moi. »

 

Richard Laws a lui aussi élargi la palette sonore de l’album. Ami de longue date et membre central du groupe, il fuit les projecteurs et se montre peu enclin aux interviews ou aux photos officielles, mais son influence est considérable. Sur ce disque, il enregistre et arrange la plupart des parties de synthétiseur, de Rhodes et de basse. Pour la première fois, il s’est également chargé de la console, enregistrant les voix et la batterie. Issu d’un parcours davantage orienté vers la musique électronique expérimentale, il apporte toujours une touche inattendue, contribuant à créer ce son hybride des Saxophones, difficile à rattacher à une époque précise.

 

No Time for Poetry se présente comme un instantané des réflexions personnelles et politiques des Saxophones, une remise en question du monde incertain qui les entoure, portée par un mélange d’optimisme vaporeux et de résignation ironique.