Yard Act

The Overload

Sortie le 21 janvier 2022

Island

Dans un monde qui fait la part belle au consensus, la nuance est généralement la clé. Nous pouvons avoir honte, nous chamailler et même nous indigner, mais au fond nous sommes tous les mêmes : nous nous efforçons pour la plupart de suivre la ligne ténue qui sépare l’empathie de l’instinct de conservation. Si rien ni personne n’est exclusivement bon ou mauvais, un authentique progrès social ne saurait advenir que dans la reconnaissance d’une sorte de juste milieu.

 

A bien des égards, c’est la fusion d’entités en apparence opposées qui est à l’origine de Yard Act. De vieux amis dans un nouveau groupe, à la recherche de nuances de gris sociopolitiques, imprégnant leurs histoires d’un slam à l’humour mordant et corrosif. Emmené par James Smith au chant et Ryan Needham à la basse, et rejoint par Sam Shjipstone à la guitare et Jay Russell à la batterie, le groupe construit, désormais à quatre, un son qui parle fondamentalement de leur lieu de naissance, Leeds, dans le Yorkshire de l’Ouest, tout en agrégeant des observations provenant de tous les horizons de la vie britannique moderne, – le gars de province dans son pub, l’anticapitaliste coincé dans sa vie de bureau, l’activiste à bout de souffle en chacun de nous, déchiré entre la compromission facile et l’envie de se battre. Leur son et leur philosophie sont peut-être progressistes, mais il ne s’agit pas tant de lever un doigt accusateur que d’ouvrir les yeux.

 

« Je crois que ce disque parle de ce que nous faisons tous : nous sommes tellement tous pris dans le quotidien que nous ne faisons pas vraiment de pause pour réfléchir aux constructions qui nous définissent, explique Smith. Mais il y a aussi qu’au-delà de ça, c’est pas mal excitant, parce qu’il y a encore tellement de choses qu’on ne saisit pas : comment se crée la mentalité de troupeau, comment se propage l’information, comment on adhère et on fait confiance sans se poser de questions. Il y a des gens qui s’en posent plus que d’autres, mais les idées du genre « Je suis de gauche donc j’ai raison » ne mènent à rien. Les guéguerres idéologiques qu’on nous sert, je trouve tout ça tellement rasoir. C’est pas mon truc. »

 

Ce qui motive Yard Act, ce sont les idées. Copains de pub devenus colocataires, Smith et Needham se sont rendus compte qu’habiter tous les deux leur permettait d’adopter un gros rythme de travail, à en engranger une pluie de démos. Avec à la clé un système de programmes, de boucles et de superpositions bien à eux, leur alchimie a posé les bases sur lesquelles ils allaient élaborer leur univers narratif. « Ryan est un homme d’instinct et moi j’intellectualise tout, dit Smith en riant. C’est le partenariat artistique le plus intense que j’ai vécu. Quand on trouve une routine qui marche, ça se fait tout seul. »

 

Tout juste trois concerts dans leur ville natale, et c’est la catastrophe mondiale. Mais sans se laisser arrêter par la pandémie, Yard Act crée son label, Zen F.C., et courant 2020 puis début 2021, le groupe sort quatre singles, tous plus étincelants et drôles les uns que les autres, « The Trapper’s Pelts », « Fixer Upper », « Peanuts » et « Dark Days », qui sont diffusés sur BBC 6Music. Et malgré les circonstances, ils font naître une base de fans hallucinante et en augmentation constante.

 

« L’une des premières raisons pour lesquelles nous avons lancé le groupe, avant même que ça décolle, était de jouer en live parce qu’on aimait ça, dit Smith. Mais on s’est très vite rendu compte qu’on aimait vraiment écrire des chansons, et écrire des chansons ça ne se résume pas à faire des impros dans une pièce et écrire des chansons tarabiscotées qui n’en finissent pas. C’est un gros cliché mais la pop nous influence depuis le début, et aussi le fait de trouver une manière d’en faire qui nous ressemble. Plus les gens ont été réactifs à notre chant parlé, plus on s’est senti encouragé. Ça se sent à mesure que les singles sortent. C’est par le renforcement positif qu’on explore et qu’on pousse les parties les plus fortes dans leurs ultimes retranchements. Nos ultimes retranchements, c’est justement quand je parle et que je ne m’arrête plus jusqu’à la dernière seconde du morceau !

 

Loin de la fanfaronnade complaisante dont Smith se moque, The Overload est un disque qui démontre une habileté et un soin immenses, c’est l’aboutissement des efforts d’un groupe fait des influences musicales variées de la révolution numérique des années 2000. Ayant grandi avec le hip-hop US de MTV, la no wave minimaliste des années 70 et la pop indé britannique, Yard Act profite de cette somptueuse tapisserie tissée des fils de notre histoire musicale récente, afin d’en faire quelque chose qui soit plus qu’un collage branché. « Il y a désormais plusieurs générations de crate diggers du numérique aiment éperdument la musique et savent comment s’y retrouver, explique Smith. La musique ancienne devient de la musique nouvelle. J’ai l’impression que tout le monde est moins préoccupé par le présent. »

 

Malgré son voyage dans le temps sonore, The Overload élabore un scénario qui colle parfaitement à l’époque. Le groupe a très tôt pris la décision de ne pas inclure « Fixer Upper » et « Dark Days » dans ce premier album (« Ça peut sembler arrogant, mais on a trouvé qu’on avait suffisamment de bonnes chansons sans celles-là »). La bonne humeur caractéristique de leurs premières observations est toujours bien présente, elle trace la ligne d’un voyage viscéral et satirique à travers le capitalisme et la cupidité. Sur les 11 titres de l’album, un personnage anonyme – bricolage de personnages que Smith a rencontrés, imaginés ou qu’il a lui-même été – se retrouve dans un beau pétrin financier, passant d’un emploi de bureau à une activité illégale désespérée et à une enquête de police, avant d’atteindre ce genre d’épiphanie éthylique que même les plus honnêtes d’entre nous pourraient comprendre. Avec l’apparition malicieuse de Graeme, le personnage de « Fixer Upper », et une structure claire en quatre parties, il n’y a pas moyen d’y échapper : Yard Act a écrit un véritable feuilleton.

 

« A la demande de Ryan, le disque s’est longtemps appelé Yard Act The Musical, mais j’ai une relation très bizarre avec les comédies musicales, je déteste ça, reconnaît Smith. Sans entrer dans les détails, j’aime les albums conceptuels, et je pense que les choses fonctionnent mieux quand on leur donne le temps de se développer et que les gens peuvent recevoir les paroles et réfléchir à ce qu’elles signifient.

 

« On avait environ six titres qui se démarquaient quand on a commencé à réfléchir à un album, et c’est à partir de là que j’ai vu émerger le fil rouge de l’argent et du capitalisme, sous la forme d’une satire. En gros il est question d’un homme fin de vingtaine début de trentaine qui a toujours essayé de se battre contre le système, de défendre les choses auxquelles il croit et qui a un sens moral très affirmé. Mais c’est écrasant autant que ça rend heureux, sacrifier les opinions au profit d’une vie confortable, et toujours porter le fardeau de la décision. »

 

Pour un disque potentiellement pesant, l’humour noir est indispensable. La chanson titre, qui ouvre l’album, rappelle la musique des westerns italiens, quand ça barde le soir à l’Hacienda. Plus loin, la basse libre et les coups de guitare de « Land Of The Blind » apportent de la causticité à une sordide histoire d’exploitation financière. L’influence du post-punk est évidente, aussi bien qu’une forme d’affranchissement : « Je crois qu’on a tous ressenti que cette fibre post-punk commençait à s’épuiser. « Land Of The Blind” a été une chanson charnière pour nous éloigner de ce que les gens pensaient que nous étions. »

 

Y compris à travers la lentille ouvertement cynique de Smith, le monde n’est pas un endroit complètement cruel et sans espoir. Alors que notre personnage se retrouve dans l’épitaphe des trois dernières chansons, il explore comment il a pu devenir ce qu’il est : les pairs narcissiques avec lesquels il a grandi (« Tall Poppies »), les vendredis soirs passés à boire (les synthés de « Pour Another »), et puis « 100% Endurance », titre poignant qui découvre une forme de liberté dans toute la futilité environnante, une opportunité plutôt qu’une oppression : « Tout est tellement inutile / Mais ça l’est pas, pas vrai ? » (« It’s all so pointless/ But it’s not though is it? »). En guise de conclusion, ce morceau est crucial pour la cohérence qu’ils cherchent à atteindre.

 

« Quand on a placé cette chanson tout à la fin du disque, j’ai eu la sensation qu’elle le parachevait pour de bon, en sonnant différemment du reste, confie Smith. Un peu comme si le masque tombait, ce qui est très important à la fin d’un disque où je suis franchement sarcastique, – je suis plutôt bon à ça. Pour nous, c’est un peu comme une porte vers de nouveaux territoires à explorer. »

 

Réussir un premier album en pleine pandémie n’est pas facile, mais Yard Act a trouvé une façon d’y arriver. Enregistré avec Ali Chant (PJ Harvey, Perfume Genius, Aldous Harding) dans son studio de Bristol, ces fertiles démos ont été affinées en quelque chose qui parle de façon nuancée de l’époque dans laquelle nous vivons : un disque aux influences rétro, enregistré de façon moderne, qui parvient à se moquer de notre société sans la supériorité de gauche. The Overload est un disque politique, mais comme le sont toutes les grandes analyses de la condition humaine, – c’est un instantané désordonné, complexe et sciemment hypocrite de notre monde actuel.

 

« En fait j’espère que ça fera rire les gens, toutes ces bizarreries humaines, dit Smith. Tout paraît si pesant en ce moment. C’est comme ça depuis un certain temps, et quand il se produit des choses difficiles, ça peut nous faire paniquer, on voudrait tout changer comme si on appuyait sur un interrupteur. Mais ça ne marche pas comme ça. Tout ce qu’on peut faire, c’est planter des graines. Je ne pense pas que le bien et le mal existent vraiment, et je ne pense pas qu’on puisse changer la façon de voir des gens. »

 

« Voilà, c’est ce que j’espère, mais j’espère aussi que les gens vont aimer. Et j’espère que ça durera. J’espère que les gens aiment les détails. Je crois qu’un sourire en coin peut nous en apprendre beaucoup sur quelqu’un. »