Danny Brown

uknowhatimsayin¿

Sortie le 4 octobre 2019

Warp

Quand Danny Brown a annoncé en 2017 qu’une légende du hip-hop serait producteur exécutif de son prochain album, Internet a immédiatement imaginé les choses les plus folles. Cette légende pouvait être DJ Premier ou RZA, Alchemist ou DJ Muggs, Juicy J ou Mannie Fresh. Après tout, c’était The Hybrid, le rappeur le plus innovant de la décennie, un pont à lui seul entre la musique dance expérimentale et agressive européenne et le rap de rue explosif. Un génie de la musique, incollable sur David Bowie et le boom-bap, le grime anglais et la techno de Detroit, le Southern trap et le stand-up.

 

Certains l’ont deviné, le deuxième album de Danny Brown à sortir sur le label anglais Warp, uknowhatimsayin¿, serait chapeauté par Q-Tip, de A Tribe Called Quest. Les raisons étaient évidentes. On parle de The Abstract, le mystérieux génie derrière certaines des meilleures musiques du monde, qui lâche un album classique tous les six ans, puis qui regagne son mont Olympe (ou son studio dans le New Jersey). Le dernier album extérieur à ATCQ ayant bénéficié de ses talents en post-production fut The Infamous, de Mobb Deep, en 1995. Quand on y pense, la paire Q-Tip / Danny Brown est probablement la plus naturelle au sein de tous les dieux du hip-hop.

 

Tout comme Q-Tip et le mouvement des Native Tongues qu’il a aidé à promouvoir, Danny Brown ne cadrait pas dans le paysage rap. L’auto-tune hédoniste et le trap nihiliste régnaient en maître sur le hip-hop au début des années 2010. La scène underground était apathique. Le gangsta rap était presque périmé. Puis arriva Adderall Admiral, héritier d’une demi-douzaine de traditions bizarres, qui pava son propre chemin grâce à son originalité toute personnelle. Carburant à la MDMA, habillé de cuir comme un rockeur, les cheveux dressés sur la tête, comme si Suga Free était dans un groupe post-punk, le natif de Motor City mélangeait des histoires dures et brutes de la rue avec un humour plein de fantaisie, et des exagérations vocales frénétiques.

 

Au travers de ses quatre albums, très respectés par la critique (The Hybrid, XXX, Old, Atrocity Exhibition), Brown a mixé la voracité musicale de ATCQ avec l’humour absurde et haché de De La Soul, les mashups club des Jungle Brothers et la pure nature brute de Chi Ali. Il le dit très justement aujourd’hui : « J’ai l’impression d’être le nouveau membre de Native Tongues. »

 

Avec son dernier chef-d’œuvre, Brown souligne cette distinction. uknowhatimsayin¿ révèle un nouveau chapitre dans sa carrière, un au revoir marqué à l’intense spirale destructrice de Atrocity Exhibition pour saluer quelque chose qui mélange les ténèbres à un humour dentelé. Qui d’autre écrirait : “I eat so many shrimp I got iodine poisoning/bitches on my dick ‘cuz I look like Roy Orbison.” Des paroles qui rendraient fiers Pimp C et The Based God.

 

« Ça représente ma version d’un album de stand-up », dit Brown. « La plupart de mes meilleurs amis aujourd’hui ne sont pas des rappeurs – ce sont des acteurs et des comiques. Je voulais donc créer quelque chose qui mélangerait l’humour et la musique. Quelque chose de drôle sans être parodique. »

 

Ça reste un album de Danny Brown, on y parle donc de voler des trucs pendant le cours de chimie, et d’être enfermé dans des cellules de prison de Wayne County avec des petits Blancs qui sentent le moisi. On y trouve également la sensibilité mordante qu’on s’attend à retrouver chez un artiste multi-facettes, dont les amis sont pour la plupart des comiques.

 

The Hybrid a construit sa propre constellation artistique autour de lui. Danny Brown est devenu son propre genre, il s’est entouré de Standing on the Corner, Paul White et Blood Orange pour une collaboration sur le poignant « Shine ». Run the Jewels aident à pulvériser un beat de JPEGMAFIA qui sample Yoko Ono (« 3 Tearz »). Peggy lui-même vient poser ses mots sur « Negro Spiritual » sur un son d’un autre monde produit par Flying Lotus et Thundercat.

 

Q-Tip supervise toute cette folle débauche, et offre même trois beats (« Best Life », « Dirty Laundry », « Combat »), tout en garantissant la perfection des effets de réverbération. Un nombre incalculable de prises a été nécessaire, les chansons ont été maintes fois retravaillées pour assurer un album final conforme au concept originel.

 

« On n’avait pas le droit à l’erreur », explique Brown. « Q-Tip voulait que je revienne à cette “grande époque des rappeurs”. J’ai été quasiment obligé de réapprendre à rapper. Il m’a donné cette toute nouvelle perspective sur la musique. Je ne serai plus jamais celui que j’étais avant. »

 

Il y a presque un quart de siècle, Q-Tip sortait J Dilla d’un relatif anonymat pour en faire une pièce centrale du collectif de production The Ummah. Il a aujourd’hui accordé sa sacro-sainte cosignature à l’un des plus grands rappeurs de Detroit, qui s’est fait connaître dans tout le pays pour son « Dilla Bot Vs. The Hybrid » sur l’album posthume de J Dilla, Jay Stay Paid. C’est Q-Tip également qui a suggéré à A-Trak de vite signer Brown pour un premier album chez Fools Gold. Ali Shaheed Muhammad a joué le rôle discret de mentor pour Brown ces dix dernières années, et lui a même offert son premier MacBook.

 

Tout cela a mené à uknowhatimsayin¿, probablement la distillation la plus pure de ce qui fait de Danny Brown l’un des entertainers, des voix culturelles et des conteurs les plus importants de sa génération. C’est le travail sans concession d’un virtuose qui sait utiliser la comédie comme un vicieux instrument. On y trouve un sentiment de paranoïa, le kit obligatoire de culpabilité et d’anxiété du survivant, mais aussi des punchlines hystériques et des hymnes destinés à réduire toutes les enceintes en cendres. Sur la chanson d’ouverture, Brown nous offre un mantra: “I will never look back, I will never change up.” Le génie dans ces paroles est que, même si elles pourraient dire tout et n’importe quoi, on sait exactement ce qu’elles signifient.