Silverbacks

Archive Material

Sortie le 21 janvier 2022

Full Time Hobby

Dans plusieurs années, ceux qui chercheront à comprendre comment était la vie en temps de pandémie devront pousser plus loin que les articles de journaux et se plonger dans les œuvres réalisées durant cette période. Archive Material, le deuxième album du quintette art rock dublinois Silverbacks, est particulièrement éclairant à ce sujet. En saisissant ce mélange paradoxal de monotonie et d’inquiétude sous-jacente que beaucoup d’entre nous avons éprouvé au cours des 18 derniers mois, l’album est à la fois sombre et terriblement drôle.

 

Cinq minutes en compagnie des deux frères qui ont fondé le groupe, Daniel et Kilian O’Kelly, suffisent pour comprendre que cet esprit ludique ne vient pas de nulle part. Se remémorant leur enfance à Bruxelles, ils se taquinent gentiment à propos de leurs capacités artistiques précoces. « Quand Kilian a commencé à écrire de la musique vers 14/15 ans, je me suis dit : fait chier, c’est mieux que ce que je fais, peut-être que je devrais m’en inspirer », s’amuse Daniel, l’aîné, leader du groupe. « Et c’est toujours le cas », lui lance Kilian, guitariste et chanteur, dans un sourire.

 

Ils rient aussi en se rappelant comment – avant l’existence du streaming – ils prenaient la vaste collection de disques de leur père pour une médiathèque, à sa grande désapprobation. « La règle à la maison était [qu’on pouvait emprunter] un seul CD à la fois, explique Daniel. C’était comme emprunter un livre : on l’empruntait pour la soirée et le lendemain notre père se mettait immédiatement à courir après le CD en nous demandant : “Il est où ?”. Et puis il nous collait une pénalité de retard. »

 

C’est grâce à ces prêts limités dans le temps que le duo a découvert le travail de Frank Zappa, des Beatles et de Miles Davis, ainsi que certains des disques et des groupes qui allaient inspirer leur production, en particulier avec Silverbacks. « Marquee Moon, de Television, a beaucoup compté, se souvient Daniel. Crooked Rain, Crooked Rain, de Pavement, également. Et puis tout Sonic Youth. »

 

Pour les deux frères, écrire en partenariat a véritablement commencé en 2008, au moment où Daniel a déménagé à Kildare pour ses études de musicologie. Ils échangeaient des idées par mails sous le nom de groupe Mighty Good Leaders. Deux ans plus tard, Kilian rejoint Daniel à l’université de Maynooth et – après avoir pris le nom de Silverbacks – ils élargissent le groupe en recrutant leurs camarades de classe Peadar Kearney à la guitare et Emma Hanlon à la basse, ainsi que des batteurs intermittents. Cette configuration se poursuit jusqu’en 2014, année où Peadar quitte l’Irlande pour s’installer en France. Silverbacks trouve officiellement sa forme actuelle deux ans plus tard, avec le retour de Peadar à Dublin et l’arrivée dans le groupe du batteur Gary Wickham.

 

La première chanson du quintette – « Just For A Better View » – sort 2017 et s’attire instantanément les éloges d’un grand nombre de blogueurs. En 2018, le single « Dunkirk », entre en playlist sur BBC 6 Music, et permet encore d’accroître leur audience. La chanson fait la part belle au style sardonique de Daniel, qui y incarne un homme en pleine crise de la quarantaine sur le site du fameux champ de bataille. Le succès du single leur permet de faire de nombreux concerts pendant les deux années qui suivent, où ils tournent dans toute l’Irlande ainsi qu’au Royaume-Uni et en Europe avec Girl Band, tout en travaillant à leur premier album, Fad.

 

Le disque est enregistré avec Daniel Fox, le bassiste de Girl Band, que le groupe avait admiré dès le début pour son travail de production avec Paddy Hanna. Sa sortie est prévue initialement pour novembre 2019, avant d’être repoussée à mars 2020 pour des raisons logistiques. Puis la pandémie a fait dérailler l’industrie musicale, et la sortie de l’album a été reportée pour une durée indéterminée. Exaspérés, les membres du groupe ont pris les commandes et choisi de le sortir en juillet 2020, contre l’avis du label. « Nous savions que c’était un risque, explique Daniel, mais pour notre propre équilibre mental, il fallait qu’on le sorte et qu’on passe à la suite. »

 

Le risque a été payant : l’Irish Times trouve les 13 titres « géniaux », DIY Magazine y voit un « excellent exemple de la manière dont un premier album devrait être fait ». Fad est nommé au RTE Choice Music Prize dans la catégorie album irlandais de l’année. Les membres du groupe ne s’arrêtent pas à ces éloges : ils travaillent déjà dur à la suite.

 

Archive Material vient confirmer Silverbacks comme l’un des groupes les plus fascinants d’Irlande. Enregistré aux Sonic Studios de Dublin en novembre 2020, avec Daniel Fox à la production une nouvelle fois, on retrouve le groupe porté par ses premières influences, qui nous offre un rock indé caractéristique, riche de « guitarmonies » complexes à la Tom Verlaine. On retrouve d’autres références dans le disque, à Neil Young, Weyes Blood et – sur « Wear My Medals » en particulier – le disque Myths 004 de Bradford Cox et Cate Le Bon.

 

Alors que dans Fad, Silverbacks s’attachait à recréer une expérience live plutôt qu’à savourer l’expérimentation en studio, Archive Material franchit habilement la frontière entre les deux. Le groupe reproduit l’irrépressible énergie du live à travers des arrangements complexes aux imprégnations multiples, de la mélancolie de Rhodes (« Carshade ») aux congas, ou à la basse de Gang Of Four (« Different Kind Of Holiday »).

 

Sur le plan thématique, le disque est tout aussi riche. Il propose une approche anthropologique, comme l’illustre la pochette de l’album. Le postulat initial de « They Were Never Our People » provient d’un commentaire YouTube, décrivant le déclin d’une ville que la construction d’une route a vidée de ses habitants. Quant à « Central Tones », il s’agit d’une étude de caractère qui décrit une personne en apparence satisfaite de ses réussites passées, mais en réalité profondément malheureuse.

 

Sur plusieurs chansons, la pandémie permet au groupe de porter un regard particulièrement affûté sur les thèmes de société. Dans « A Job Worth Something », Daniel réfléchit à son expérience professionnelle dans les assurances alors que sa sœur traitait des patients dans un service COVID, et au sentiment de futilité et de culpabilité qu’il éprouvait à ce moment-là. « Different Kind Of Holiday » s’inspire de la façon dont des voisins auparavant peu causants ont tissé des liens durant les confinements successifs. Tout au long de l’album, les observations de Daniel sont imprégnées de cet humour noir surréaliste dont nous sommes nombreux à avoir dû faire preuve pour rendre plus légers les pires moments de confinement.

 

« Je ne me souviens plus de qui c’était, explique Daniel, mais j’ai vu un musicien qui disait qu’il se garderait d’écrire quoi que ce soit sur la pandémie, car qui a envie d’entendre parler de ça ? Mais je préfère de loin entendre parler d’un événement par quelqu’un qui l’a réellement vécu, plutôt que par quelqu’un qui invente. »

 

Observation minutieuse, au rendu saisissant, Archive Material est un témoignage de la résilience humaine au même titre qu’un fascinant disque de rock indépendant. Avis aux futurs historiens.