Piers Faccini

Shapes Of The Fall

Sortie le 19 mars 2021

No Format / Idol

Voilà 17 ans que Piers Faccini trace plus qu’une simple discographie à la surface de l’actualité musicale : il écrit le parcours sensible d’un homme qui avance en âge et accomplit sa traversée du monde. Chacun de ses albums porte le témoignage d’un mûrissement : c’est une moisson de chansons que le travail secret et quotidien de l’expérience a lentement fait monter en graine, et que leur auteur agence patiemment en bouquet. En créant des échanges profonds entre folksongs, pulsations gnawas et partitions pour quatuor à cordes, Shapes of the Fall répond encore à cette loi naturelle. Elaboré deux ans durant, il représente un tournant sur la haute route qui, étape après étape, conduit Piers Faccini au plus près, au plus vif de l’essence plurielle de son songwriting – cet artisanat qui se nourrit autant de l’héritage anglo-américain, des traditions de la Méditerranée, du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest que de la musique ancienne ou baroque.

C’est aussi un jalon majeur dans ce dialogue fécond entre l’intime et l’universel que Piers Faccini compose depuis son premier album, Leave no Trace. Tout est dit dans ce titre à double entrée, Shapes of the Fall, qui surimpose l’image de la chute et celle de l’automne : voici un recueil de chansons qui se penche sur notre monde en cours d’effondrement, observé par un homme qui vient d’entrer dans sa cinquantième année. Le tableau, empreint de gravité, peut laisser craindre un contenu excessivement sombre, voire plombé. Ce serait confondre gravité et pesanteur, et oublier que la première qualité des âmes lucides est “d’émettre ou de réfléchir la lumière”.

Shapes of the Fall est un phare de cette nature. Il s’allume au son de They Will Gather no Seed : une chanson nue, exposant sans pathos l’épuisement général des ressources de la planète, la rupture consommée entre l’homme et la terre qui le porte, le sentiment de perte que ce gâchis éveille. Complainte désarmée, désemparée, mais qui finit par s’élever, s’enfiévrer doucement, inviter une première lueur d’espoir… Du bleu nuit de l’introspection aux éclats fauves d’une possible danse : en trois minutes, le mouvement de Shapes of the Fall est dessiné. “Cette chanson, c’est le lamento qui ouvre le chemin à toutes les déclinaisons du récit, explique Piers Faccini. On regarde son désespoir en face, pour mieux se demander quelle énergie en tirer. C’est une forme d’appel, et la réponse arrive par la danse, qui apporte la contrepartie de lumière, le feu… Dans le monde, les deux formes principales de musiques traditionnelles sont celles qui font pleurer, et celles qui font danser – parfois autour de transes et guérisons, comme dans la pizzica taranta des Pouilles ou dans les musiques gnawas. Entre elles se crée un équilibre : c’est ce qui nous rend vivants et sains.”

Ce point d’équilibre, qu’on perçoit encore dans Dunya, avec son motif de aouisha et ses arabesques vocales soulevées de terre par un nuage de cordes, c’est aussi le point de convergence entre les domaines américain, européen, méditerranéen et nord-africain que Piers Faccini a appris à relier. C’est le foyer autour duquel Shapes of the Fall accomplit sa “déambulation”, le feu central qui avive son désir de se raccorder à un courant souterrain et transversal de l’histoire du songwriting. “Je suis obsédé par un certain sens de l’épure, ce qui constitue l’essence d’une chanson, notamment dans les musiques traditionnelles – tarentelle, tourne gnawa, maloya… Relier le songwriting à quelque chose d’ancien et de large, c’est rappeler que son histoire ne débute pas avec Bob Dylan ou Nick Drake.”

Dans Shapes of the Fall, il n’est pas un son, un timbre, un rythme, une passerelle entre territoires musicaux qui ne soit mûrement pesé, pensé. De l’étourdissante tourne berbère qui aspire Firefly vers la transe aux méditations folk de Together Forever Everywhere, The Real Way Out et The Longest Night. De Lay Low to Lie, blues du désert qui, fouetté par les coups d’archet, se pare des atours d’une tarentelle, à Levante, où guembri, oud, pulse ternaire et volutes de cordes s’enroulent autour du kayamb réunionnais d’Oriane Lacaille. De la crête d’intensité qui hérisse Foghorn Calling au call and response transatlantique de All Aboard, relecture du mythe de l’arche de Noé qui, à travers les voix du maâlem marocain Abdelkebir Merchane et de l’Américain Ben Harper, embarquent blues et chant gnawa à bord du même vaisseau… Dans la ferveur ou dans l’abandon règne ici une forme d’esprit de concorde, qui trouve aussi son homogénéité dans l’usage que Piers Faccini fait de la langue anglaise. “Cette fois-ci, j’ai décidé d’assumer l’anglais du début à la fin. Que se passe-t-il lorsqu’il a pour partenaires de danse des musiques du Maghreb ou de la Méditerranée ? Il faut du temps pour éprouver la souplesse de la langue, ne pas se tromper de pas, comprendre où poser le pied et les mots. C’est le fruit d’un travail que je mène depuis ma première chanson, écrite à l’âge de 13 ans. Je suis comme le céramiste qui année après année répète son geste pour tenter d’atteindre le mélange idéal de maîtrise et de naturel…”

Cette quête, Piers Faccini l’anime aussi par un goût des rencontres qui assoit encore la cohérence de son propos. Car pour tisser des dialogues aussi serrés entre les diverses traditions auxquelles il s’est abreuvé, il lui fallait des compagnons de route eux-mêmes capables de les faire résonner. Le premier s’appelle Malik Ziad (oud, guembri, guitare, mandole), grand spécialiste des musiques gnawas et du Maghreb avec lequel le songwriter, depuis l’album I Dreamed an Island, a noué une étroite complicité. “Il a comme moi une musicalité instinctive, à l’oreille, vient du giron de la tradition, mais est aussi un touche-à-tout. À son contact, j’ai compris beaucoup mieux toutes ces musiques que j’écoutais depuis des années.” Le deuxième complice est Karim Ziad, autre érudit virtuose, venu dans le sillage de son frère Malik apporter sa science éclectique et dansante des percussions. Le troisième est Lucas Suarez : une vieille connaissance de Piers Faccini (il fut le guitariste de son premier groupe, Charley Marlowe) qui, suivant les suggestions contenues dans les démos du songwriter, a taillé les arrangements du quatuor à cordes, composé de Clément Petit (violoncelle), Sylvain Fabre-Bulle (violon), Florian Maviel (violon) et Benachir Boukatem (alto). Autant de conversations croisées qui ont trouvé leur liant final avec un ultime comparse : le réalisateur/ingénieur du son et as de la captation Fred Soulard, coréalisateur d’un disque auquel il a apporté le traitement plus brut, sans vernis inutile, que sa matière musicale appelait.

A toutes les questions philosophiques ou métaphysiques qu’il se pose, Shapes of the Fall apporte ainsi des réponses éminemment poétiques et musicales. Voyez, d’ailleurs, comment il s’achève par Epilogue, une version de They Will Gather no Seed, où le souffle léger des vocalises et des cordes a remplacé le sel des larmes et l’amertume des mots : un cycle s’est accompli, une boucle se referme, une lente et lumineuse transformation a eu lieu. Figure circulaire – ou plutôt spiralée, car toujours ouverte – que Piers Faccini connaît bien, puisqu’il l’explore depuis ses débuts : à travers elle s’épanouit son art d’interroger le monde en soi, et sa propre place dans le monde.