Baba Ali

Memory Device

Sortie le 27 août 2021

Memphis Industries

Bien que la plupart des débuts soient l’aboutissement d’une vie d’influences et d’expériences, peu d’artistes parviennent à cartographier leur parcours musical de manière aussi vivante que Baba Ali l’a fait avec Memory Device. Retraçant son héritage nigérian, une adolescence absorbant la No Wave et le hip-hop de la station new-yorkaise Hot 97, une immersion dans la scène techno de Berlin et l’esprit punk expérimental de son QG actuel à Londres, Memory Device est une introduction passionnante au travail d’un musicien qui défie résolument toute catégorisation.

Composé durant le premier confinement et enregistré avec Al Doyle (LCD Soundsystem, Hot Chip) dans l’East London, Memory Device est à la fois une exploration étourdissante d’invention de l’ADN musical complexe de Baba et un traité stimulant sur l’angoisse collective caractéristique de l’existence moderne. C’est un disque dance qui traite de politique avec un petit p et qui, spirituellement, a mis trois décennies à se réaliser.

Né et ayant grandi à Fort Lee, le quartier du New Jersey relié à Manhattan par le pont George Washington, le chanteur et songwriter Babatunde Teemituoyo Doherty a passé une grande partie de son enfance dans la musique. Lié à Fela Kuti par un mariage du côté paternel, Baba se souvient d’avoir régulièrement accompagné son père à Manhattan pour voir Femi Kuti en concert, tandis qu’il attribue à sa mère le goût qu’il a développé pour Sade, Prince, Michael Jackson et Chic. Lorsqu’il a commencé à développer ses propres goûts musicaux, il a été attiré par le hip-hop, en particulier par les rappeurs politiques comme 2Pac, Nas, Common et A Tribe Called Quest, ainsi que par les pionniers de la néo-soul comme D’Angelo et Erykah Badu. C’est la découverte du deuxième album fondateur de J Dilla, Donuts, qui a eu le plus d’influence sur sa propre trajectoire musicale.

Après avoir étudié le piano et le saxophone dès son plus jeune âge, Baba s’est procuré des platines bon marché et a appris à mixer – il a ensuite été DJ lors de soirées pendant tout le lycée – et a démarré un projet de collaboration en créant des beats pour son copain de classe, le futur rappeur Jules Lafayette-Terry Randolph. Bien que les deux hommes aient d’abord été liés par le rap, c’est la nature éclectique de leurs influences communes qui a façonné leur production sous le pseudonyme Voices Of Black.

« En grandissant, tout était si rigide », se souvient l’auteur-compositeur aujourd’hui âgé de 31 ans, à propos de cette époque. « C’était comme si on écoutait du hip-hop, les enfants blancs de la musique de skater, et les enfants asiatiques de la techno. Tout le monde était dans une case. Et nous, on se disait « bon, on est deux gamins noirs mais on écoute Radiohead et Joy Division et plein de musiques différentes, et on ne veut plus se sentir étiquetés. On veut faire une musique complète, qui aille partout et qui touche à tout. »

Dans cet état d’esprit, ils ont inventé l’expression « yarchisme », qui qualifie une philosophie promouvant une approche créative à l’instinct, ayant pour objectif l’expression d’une vision artistique la plus pure possible, détachée des normes que construit la société. Aujourd’hui encore, Baba souscrit à ce point de vue, se décrivant comme programmé pour « résister à tout type d’attente de ce que je suis censé être », et se montrant « presque antagoniste » lors de ses puissantes prestations live, qui s’appuient fortement sur sa formation en arts visuels.

C’est pendant qu’il étudiait la musique et le multimédia et expérimentait la musique électronique à l’Université de Brown, que les expériences de Baba avec Voices of Black ont atteint les oreilles de son camarade de classe Nicolas Jaar, menant à leur signature avec le label de Brooklyn Wolf + Lamb. Après un EP salué par la critique, une tournée américaine avec Gold Panda et un passage en tant que DJ à Berlin, le duo a mis fin au projet en 2013, Baba retournant à Harlem pour travailler dans le domaine de l’art. En 2017, il s’est installé à Londres pour se consacrer à la musique, encouragé par ses visites à sa famille lorsqu’il était enfant.

« Londres a eu un effet énorme sur moi parce qu’elle a élargi ma compréhension de ce que l’identité noire pouvait être, se souvient-il. Voir mes cousins britanniques dans un contexte totalement différent – écouter du grime, s’habiller et parler d’une certaine manière – était radicalement à l’opposé de tout ce que j’avais connu auparavant, mais [c’était] tellement fascinant… Par conséquent, j’ai toujours eu l’idée que la scène musicale britannique était vraiment avant-gardiste et ouverte à l’expérimentation. »

C’est là qu’il a commencé à écrire de la nouvelle musique en solo, avec son premier EP, Nomad, sorti en 2017. Peu après, il a rencontré le guitariste britannique Nik Balchin alors qu’ils travaillaient ensemble dans un bar de Whitechapel. Nik a apporté un tout nouvel ensemble de références, de LCD Soundsystem et des Pixies à Suicide et Iggy Pop. Cette nouvelle collaboration a donné lieu à la sortie en février 2020 de This House, une collection éclectique de quatre titres faisant fusionner funk, blues et soul, avec une production de Jamie Hince de The Kills. En juillet de la même année, le duo a publié une mixtape non officielle, Rethinking Sensual Pleasure, qu’ils ont écrite alors qu’ils étaient confinés ensemble dans la maison des parents de Baba dans le New Jersey, après avoir été temporairement bloqués aux États-Unis suite à leurs concerts à New York.

Aujourd’hui, Baba décrit ce processus de production d’une œuvre plus longue comme similaire à « l’arrachage d’un pansement », – cela leur a donné la confiance nécessaire pour commencer à écrire leur premier album. Le travail sur Memory Device a débuté peu après, et le duo a enregistré l’album entre novembre 2020 et février 2021 avec Al Doyle, qui a été choisi pour sa grande expérience au croisement de la dance et du rock.

Inspiré par des plongées en profondeur dans les catalogues de Prince et de James White and the Blacks, ainsi que par le LP Heaven To A Tortured Mind (2020) d’Yves Tumor, le disque de dance indé brillament détourné qui en résulte, porte ses influences (impeccables) sans jamais donner l’impression d’être dans la redite ou le rétro. Du punk-funk tendu de « Dragging On » au rythme affirmé de « Black Wagon » en passant par l’ambitieuse expansion de « The Well », qui superpose progressivement des synthés étincelants à une guitare aux accents blues, les moments forts sont légion.

La cohérence ne provient pas seulement des arrangements teintés d’euphorie mélancolique du duo, mais aussi des paroles de Baba qui s’attaquent à la vie au 21ème siècle. Sur « Draggin’ On », il énumère une liste de soucis, tandis que « Thought Leader » critique la corruption des entreprises et que « Waiting Room » fait référence à cette crainte à peine perceptible qui sous-tend nos expériences quotidiennes. Bien que dystopique par moments, l’album dégage une sensation cathartique palpable, une atmosphère que Baba reconnaît comme faisant partie intégrante du projet.

« Il ne s’agit pas d’essayer d’alourdir la vie des gens en leur montrant à quel point elle peut être dure, ou à quel point le monde est parfois merdique. Il s’agit de partager un moment en commun où on peut tous se reconnaître et dont on peut s’occuper ensemble. C’est presque thérapeutique. »

Tout aussi importante est la capacité de Baba à créer un espace d’expression authentique au sein d’une industrie qui catégorise encore paresseusement les artistes de couleur en fonction de leur appartenance ethnique plutôt que de leur production musicale réelle.

« Il s’agit d’essayer de continuer à créer un espace pour la culture alternative noire, explique-t-il. C’est pourquoi Yves Tumor, qui a fait ce qu’il a fait, ou Blood Orange, qui fait ce qu’il fait, sont de tels triomphes : ils ont trouvé un moyen de faire de la musique et de se définir selon leurs propres termes… J’adorerais avoir la capacité d’inspirer les plus jeunes de la même manière que, quand j’étais enfant, je regardais ces gens qui brisaient les limites. Des gens qui me montraient que c’est possible, et qu’il y a des moyens pour y arriver. »

Il ne fait aucun doute que Baba montre l’exemple avec Memory Device.