Yard Act

Where's My Utopia ?

Sortie le 1er mars

Island Records

Qu’est-ce qu’on fait quand tout ce qu’on a toujours souhaité nous arrive d’un coup, mais que les questions ne s’arrêtent pas pour autant ?

 

Ayant rapidement gagné les faveurs du public en 2020 au volant de sa Rover dorée, le quatuor de Leeds Yard Act est devenu l’une des plus belles réussites indé de la décennie. Suite à leur premier album, The Overload, le chanteur James Smith, le bassiste Ryan Needham, le guitariste Sam Shjipstone et le batteur Jay Russell ont passé deux ans à parcourir le monde, à jouer dans des festivals de Tokyo jusqu’au Texas, et à franchir des étapes cruciales de leur carrière presque toutes les semaines.

 

Début 2022, Yard Act a été nominé pour le BBC’s Sound of et, six mois plus tard, The Overload a été nominé pour le Mercury Prize. Le groupe a fait la une du NME, de DIY et d’autres magazines, ainsi que ses débuts à la télévision américaine chez Jimmy Fallon, et a enchaîné les tournées à guichets fermés. Steve Lamacq, légende de BBC 6Music, a fait de l’album son disque de 2022 et, en juillet, Elton John s’est joint à eux pour interpréter une version pour cordes de la dernière chanson de l’album, « 100% Endurance ».

 

Après des années à jouer dans des groupes bien moins connus, c’était plus que ce dont James aurait pu rêver. Mais au fur et à mesure de l’année 2022, il est devenu évident que même une trajectoire aussi fructueuse que la leur n’apportait pas de solution miracle pour la vie en général. « Je cherchais à combler un vide et, dès l’âge de 15 ans, j’étais convaincu que ce serait le cas, explique-t-il. Mais ça a juste débouché sur un autre questionnaire de dix pages à remplir, au lieu de cocher une case et de clore la page “Qu’est-ce que la vie” ? »

 

Alors que Yard Act amorçait sa rapide ascension, Smith et sa femme donnaient naissance à un petit garçon, et c’est ce duel entre responsabilité et ambition, culpabilité, amour, transmission et tout ce qu’il y a dans l’intervalle, qui forme l’axe narratif de Where’s My Utopia, un deuxième album aux explorations brillantes. « En gros, c’est la suite de la Bible », plaisante Ryan.

 

Sur le plan sonore, il s’agit d’un pas de géant par rapport à The Overload. Parsemé de cordes, de chœurs et d’interventions dues à certains des amis comédiens qui ont soutenu le groupe lors de sa résidence de cinq nuits au Brudenell Social Club (Nish Kumar, Rose Matafeo et d’autres), Where’s My Utopia ? déborde avant tout d’idées. On y trouve des références allant de Fela Kuti (« Blackpool Illuminations ») à EPMD et Ultramagnetic MCs (« Down By The Stream »), en passant par Lauryn Hill et Ennio Morricone (« An Illusion »), et « Groovejet », le tube pop des années 2000 de Spiller (« Dream Job »). Si leur premier album leur a valu d’être qualifié de groupe post-punk, avec son successeur c’est une autre histoire.

 

« La principale raison pour laquelle le “post-punk” a été le véhicule du premier album est qu’il était vraiment abordable à réaliser et qu’on pouvait partir en tournée avec un équipement réduit au minimum, au point pour moi de ne pas jouer de guitare afin de gagner de la place dans la voiture, et c’est à ce moment-là que les paroles ont vraiment pris de l’ampleur. Mais on a toujours aimé beaucoup d’autres musiques. Je pense que The Overload y fait allusion, mais cette fois, on a eu suffisamment confiance pour l’accepter », explique James. Pour ce nouvel album, le groupe a également pu faire appel à Remi Kabaka Jr, de Gorillaz, pour la production. « Il a une connaissance encyclopédique de la musique, dit Ryan, et il nous a vraiment encouragés à être très largement à l’écoute de nos goûts. »

 

Where’s My Utopia ? a été écrit lors de moments volés entre les incessantes tournées du groupe. Le fait que Yard Act décrive le processus d’élaboration de l’album comme « très joyeux » témoigne non seulement des liens fraternels qui se sont renforcés entre eux au cours des dernières années, mais aussi de la nature ludique du disque lui-même. Alors que The Overload avait été écrit par James et Ryan confinés dans leurs chambres d’amis durant la pandémie, son successeur est le fruit d’un travail commun à quatre, fondé sur l’alchimie, la familiarité et la confiance nécessaire pour se défier et se pousser mutuellement à la créativité. « Musicalement, on commence toujours par essayer de se faire rire l’un l’autre, explique James en souriant à Ryan. « Tu faisais ces cris de dauphins pour le crochet de “Fizzy Fish’” dans le grenier de Jay, ou avec “Down By The Stream” on a approché ton chien du micro… – Il grogne tout le temps, pour info », note Ryan. Je n’ai pas torturé de chien. »

 

En un processus complètement ouvert, soutenu par la confiance qu’ont générée les réactions à The Overload, cet état d’esprit a également permis à James d’atteindre un territoire de mots plus profond que jamais. Tout au long du deuxième acte du groupe, le leader délaisse largement les études de caractère tournées vers l’extérieur, au profit d’une nouvelle collection vouée aux phares de la vie, et où il se débat avec ses propres peurs et manies pour créer une sorte de récit prométhéen, – mais avec des blagues.

 

Du prologue conscient et défaitiste de « An Illusion » à « We Make Hits », testament fanfaron sur l’effervescence pure et simple de la création (« C’est une lettre d’amour à Ryan et à l’euphorie que je ressens quand on fait de la musique ensemble », confie James), Where’s My Utopia ? renvoie aux débuts de Yard Act avant d’aborder des eaux plus agitées. Sur « The Undertow », James traite de la difficulté qu’il y a à laisser sa famille à la maison pour suivre ses rêves, s’interrogeant à plusieurs reprises sur le prix de la culpabilité, dans un tsunami de cordes tourbillonnantes. Ensuite c’est l’ironique et optimiste « Dream Job » qui arrive comme The Blockheads avec « Club Tropicana », – un pouce auquel on ne croit pas tout à fait, qui se lève dans les tranchées.

 

La seconde moitié de l’album contient à la fois certains des récits les plus sombres et les plus optimistes de Yard Act. Le shuffle ample mené par la basse de « Petroleum » a été écrit suite à un temps faible qui a eu lieu durant la tournée. « J’ai perdu pied avec le public de Bognor Regis et je leur ai dit que je m’ennuyais et que j’avais pas envie d’être là, se souvient James. Ryan et moi on s’est disputés ensuite, et il m’a engueulé à juste titre pour mon comportement. Ça m’a fait réfléchir à l’idée suivante : maintenant qu’il s’agit d’un travail, quelles en sont les exigences ? Les gens pensent qu’ils veulent de l’honnêteté, mais c’est pas ça. Ils veulent que j’incarne la version de l’honnêteté pour laquelle ils ont payé, et ça fait partie de l’illusion. »

 

Puis viennent « Blackpool Illuminations » – une histoire tendre et intergénérationnelle sur la nature subjective de la mémoire et de ce qui nous est cher – et le final « A Vineyard For The North ». Tout comme « 100% Endurance » clôturait The Overload sur l’espoir en quelque chose de plus grand, « A Vineyard For The North » regarde autour de nous et tente de trouver des lueurs positives dans quelque chose de plus proche de chez nous. « J’ai lu que les vignobles français avaient commencé à acheter des terres dans le sud de l’Angleterre à cause du changement climatique, et c’est assez terrifiant, dit James, mais il y a aussi l’idée que de nouvelles choses pousseront dans le sol qui ne pouvaient pas pousser avant. Il y a des inconnues et nous nous adapterons parce que nous sommes une espèce adaptable. L’incertitude est notre meilleur espoir aujourd’hui. Mais nos vies n’ont jamais été gravées dans le marbre, et l’avenir d’aucune créature dans l’histoire du vivant n’a jamais été garanti. Je dois garder espoir. Pour moi et pour mon fils. »

 

En fait, le changement et l’adaptation sont au cœur de Where’s My Utopia ? Si Yard Act pensait que la réponse à la question ne résidait que dans le succès objectif, alors oui, ils y sont parvenus, mais ils ne sont pas plus près de résoudre la véritable énigme. Ce qui les a aidés, c’est le lien solide qui les unit tous les quatre et leur besoin insatiable de continuer à créer quelque chose de neuf, de continuer à se faire rire, de continuer à tenter leur chance.

 

« Dans 200 ans, personne ne saura ce qu’est Yard Act ni ce qu’était Where’s My Utopia ?, mais j’ai lu dans le livre de Rick Rubin The Creative Act : A Way of Being, que fabriquer des choses est un service rendu à l’univers, qu’il s’agit d’explorer, de donner et de s’exprimer, confie James. On peut adhérer à l’idée que nous ne sommes que des animaux qui mangent, se reproduisent et meurent, et c’est très bien. Mais pour une raison ou une autre, nous avons manifestement puisé dans cette toile émotionnelle qui existe au-dessus de tout ça. Et pour moi, la créativité semble toujours le meilleur moyen d’articuler le champ de mines absolu qu’est l’existence humaine. »