Hudson Mohawke

Cry Sugar

Sortie le 12 août 2022

Warp Records

En 2022, Hudson Mohawke pleure des larmes de sucre. Fatigué de la culture intello des clubs britanniques, le producteur a pleinement épousé le technicolor dézingué du déclin américain, – l’euphorie d’un Sprite au volant, l’odeur d’asphalte et d’ordure des autoroutes, les graffitis cheap vendus aux enchères, l’hédonisme sombre, orgiaque, qui se repaît de la douceur des larmes. La peau désormais tannée par le soleil d’East LA, le producteur manipule des samples soul solaires et des cordes rococo auprès de ses cuivres incendiaires et de ses architectures cristallines. Ses nouvelles productions sont tout aussi à l’aise au sein du célèbre Walt Disney Concert Hall de Los Angeles qu’à l’Ormside de Londres.

 

Ces derniers temps, les journées d’Hudson Mohawke incluent souvent un barbecue à 7 heures du matin sur un terrain vague en face du club. Les charbons brûlent tandis que le son caverneux des basses résonne depuis les entrepôts aux premiers rayons du soleil. Ces séances de cuisine à l’aube sont devenues des rituels d’après rave essentiels pour Mohawke, afin de lutter contre l’épuisement et l’ennui après des années à se démener comme chauffeur routier pour une petite société de structures gonflables. Après d’innombrables heures passées à sillonner Los Angeles pour gonfler des clowns géants, et à mettre en place des installations épuisantes pour des anniversaires et des fêtes traditionnelles, Mohawke s’est « concentré sur sa santé », en s’inspirant de sa nouvelle maison à Los Angeles, privilégiant les jus détox, les séances de méditation et le vélo d’intérieur. Dans la fumée qui s’élève sur l’horizon californien, Mohawke fait des grillades et offre à manger aux ravers et aux fêtards matinaux, – une façon de donner la priorité à la santé et de « renvoyer l’ascenseur » aux noctambules fatigués qui sont restés jusqu’au matin. C’est cet esprit qui imprègne des morceaux comme « Is it Supposed » ou « Dance Forever », l’optimisme sans réserve d’un habitué des clubs, d’un producteur capable de résister à l’épuisement. Entre le son des IRM et les cris festifs, Mohawke laisse entrevoir, à l’orée de la nouvelle décennie, une capacité d’athlète à exprimer la rage.

 

Cry Sugar, troisième album d’Hudson Mohawke, va plus loin dans la débauche et l’hyperbole. En troquant l’héritage des ruelles sombres pleines de l’aversion pour le studio typique de Glasgow, contre des ténors inspirés de Pavarotti et des quatuors à cordes ivres, Mohawke a toujours été fasciné par la rencontre entre la haute culture et la culture populaire. Après tout, il est bien l’architecte de la trap HD qui a vu le jour dans les années 2010, – un style qui s’est retrouvé partout, des fêtes étudiantes pleines de cadavres de bouteilles au monde de la pub. Plutôt que de se moquer du nihilisme propre à son héritage, Mohawke semble se réjouir de l’étrange liberté qu’offre une telle dépravation, en s’appuyant toujours sur les drops qui ont fait sa légende, dans des morceaux comme « Bow » et « 3 Sheets To The Wind ». Le déclin américain devient alors une scène où sa musique peut s’épanouir, où la cabine du DJ devient une estrade de compositeur lui permettant de diriger une pièce entre débauche et apocalypse, reflet de la culture des clubs en 2022.

 

Après tout, la culture des clubs en 2022 n’a-t-elle pas prouvé que nous n’aurons de cesse d’extraire tout ce qui reste dans l’ombre, – pour exposer l’underground aux paillettes de notre déclin ? Sensible à cette tension précise entre le visible et le caché, Mohawke répond à notre obsession enragée pour le dévoilement et à notre engouement pour les genres musicaux. Sa voracité musicale découle de son approche de la composition presque picturale, utilisant les genres comme des couleurs et des textures sur ses morceaux. Récemment, il a également suivi des séances de peinture à destination des producteurs, consacrées à la nature morte et au paysage à la manière de Bob Ross. Des producteurs et des DJ s’y rencontrent, peignent ensemble et utilisent la peinture comme moyen de nourrir leur approche de la musique. Ensemble, les passionnés de musique électronique peignent tout, des Teslas accidentées garées à l’extérieur du studio aux tas d’ordures, en passant par des scènes de l’observatoire de Los Angeles en feu ou la jetée de Santa Monica s’enfonçant dans les vagues. Tout comme Arnold Schoenberg ou Igor Stravinky qui, lorsqu’ils vivaient à Los Angeles, arrosaient leur jardin ou jouaient aux échecs, Mohawke trouve dans ses loisirs un réconfort qui imprègne ses œuvres récentes d’une sorte d’optimisme. C’est ainsi que l’on peut continuer à trouver un sens au quotidien malgré les multiples crises que 2022 laisse dans son sillage. Cette approche est perceptible dans des morceaux comme « Bicstan », où le Roland TB-303 côtoie une voix pleine de vie et des accords house dignes de Kerri Chandler.

 

C’est dans ce même esprit touche-à-tout que Mohawke a mis en place ses propres thérapies dites « anti-ironie » avant que la pandémie de COVID-19 ne frappe au début de l’année 2020, lançant un programme de de développement personnel en 12 étapes qui tente de vérifier comment la culture juxtapose les styles de musique traditionnellement nobles ou « sérieux » avec des clichés ouvertement commerciaux. Ses cours (Big Booty Hiking Exhibition, Poom Gems, Airborne Lard) insistent sur le fait que cette vision binaire est un piège et expliquent comment interagir avec la culture en se libérant de la prison du schéma opposant la sincérité et l’ironie. Il en résulte un style musical qui parvient à faire fusionner des éléments de jazz fusion, de rock progressif, de happy hardcore, de chiptune et qui, plus encore, porte la marque des racines rave, hip-hop, soul, intelligent dance music et glitch de Mohawke. Le nuancier vaste et complexe que forment tous ces genres est devenue la palette musicale de l’artiste, – de la ballade épique et si sincère « Lonely Days » à la magie inquiétante d’abstraction, saupoudrée d’intelligence artificielle, de « KPIPE ».

 

Cry Sugar est la première œuvre de Hudson Mohawke à s’inspirer si profondément des musiques de films post-apocalyptiques, de Vangelis au John Williams des années 90. Sur des titres comme « Stump », « Expo » et « Some Buzz », on assiste à des scènes déchirantes où les fêtards rentrent chez eux après la soirée, entre montée des eaux, cyclones et feux de forêt. Cry Sugar est une sorte de BO folle qui marque le crépuscule de notre effondrement culturel. Comme le montre la pochette de l’album (réalisée par Willehad Eilers), nous sommes bras dessus bras dessous avec le Bibendum Chamallow de SOS Fantômes, rentrant chez nous en brandissant une bouteille de Jack Daniel’s, juste à temps pour contempler la tempête grise d’une catastrophe à venir.

 

Malgré cette atmosphère de fin du monde, Mohawke met en avant les vibrato irisés des chœurs gospel, les samples soul et scat tout au long de Cry Sugar, – mettant en perspective notre lumineux drame humain dans le tumulte. Connu pour son usage habile de la fragmentation et de la déconstruction, Mohawke présente notre moment culturel vicié sur la toile de fond du capitalisme tardif, – corde raide entre le chaos et l’euphorie décomplexée, entre l’erratique et l’audacieux, le bruit et l’hymne, le sirupeux et la destruction.

 

Cry Sugar est un testament. Dans nos moments d’intimité et de mélancolie les plus profonds, quelque chose de doux et de tordu se fait jour. En 2022, nous pleurons des larmes de sucre.